Entrevue avec Renée Blanchar
Jeudi, 23 septembre 2021
Dans son documentaire Le silence, primé aux derniers Rendez-vous Québec Cinéma, Renée Blanchar donne la parole à plusieurs hommes néo-brunswickois, victimes d’abus sexuels durant leur jeunesse. Par sa grande capacité à écouter, à comprendre l’autre, la cinéaste tente de déjouer la culture du silence qui s’est installée dans les communautés de Tracadie et Cap-Pelé à la suite de ces dramatiques événements. Rencontre avec la réalisatrice de ce film aussi émouvant que nécessaire qui aborde sous un jour différent un problème grave qu’il est essentiel de dénoncer.
À la suite de votre précédent film, Nos hommes dans l'Ouest, vous vous attaquez à un autre drame vécu par les hommes au Canada. Pourtant, on sent que ce film vous habite depuis longtemps. Parlez-nous un peu de sa genèse.
En effet, je pense que cela fait longtemps que je questionne un certain silence en Acadie, d’une manière pas nécessairement consciente d'ailleurs. Je me suis intéressé au silence d’après la déportation des Acadiens lorsque j’ai réalisé Le souvenir nécessaire. Par la suite, je me suis questionné sur le silence entourant la mort d’un missionnaire laïque acadien au Guatemala dans les années 1980 dans Raoul Léger, la vérité morcelée. Dans le cas de Le silence, je dois préciser que je n’aurais jamais pensé faire ce film. En 2012, il y a eu à Cap-Pelé un moment vraiment cathartique lorsque des hommes ont décidé en pleine nuit d’aller démonter l’enseigne d’une aréna sur laquelle trônait le nom d’un prêtre qui avait abusé, on le sait maintenant, de plus de 50% des jeunes garçons pendant plus de 25 ans. Lorsque j’ai appris la nouvelle, je me suis questionnée, comme tout le monde, sur le pourquoi d’un tel silence pendant aussi longtemps. Mais c’était loin de moi. J’étais triste évidemment, mais je n’aurais jamais pensé en faire un film. Sauf que par la suite, il y a d’autres révélations qui ont été faites. Je me suis alors rendue compte que lorsque j’avais tourné Vocation ménagère, l’un de mes premiers films, j’avais côtoyé l’un de ces prêtres-là. Et là, c’est venu me chercher d’une manière lancinante et très persistante. Finalement, la joie laissée par ce film était un peu atténuée pour toujours. Et je me suis demandé ce que je pouvais faire pour réparer ça. Comme réalisateur, on se pose la question de ce que l’on prend et de ce que l’on donne lorsque l’on fait un film. Dans ce cas, il me semblait qu’il fallait que je donne quelque chose. À cause de la position que j’avais eue, mais aussi parce que plus je lisais sur le sujet, plus je sentais qu’il y avait quelque chose à faire pour libérer cette parole.
Il me semble que vous avez réussi à approcher sous un jour nouveau ce sujet dont on a déjà abondamment parlé, en utilisant une voie inusitée, qui est celle de la parole, pas juste de l’anecdote…
Il y a tellement de choses qui ont été dites sur ce sujet… je me suis demandé comment j’allais l’approcher. Le film s’appelle Le silence, mais c’est tout sauf un film sur le silence, sauf sur celui de l’Église. C’est en fait un film sur la parole. Je m’en suis rendue compte lorsque j’ai commencé à rencontrer des survivants. Là, j’ai compris que mon film allait être centré sur la parole. Je suis partie d’un épicentre, proche de nous, pour expliquer quelque chose de plus grand. Il y a bien des sujets qui ont été brûlés au bûcher de l’actualité. Comment en parler d’une manière pertinente en disant les vraies choses? Bien humblement, je crois que mon film apporte une voix et des témoignages que l’on n’a que trop rarement entendus et qui, à mon avis, ne concernent pas que l’Église catholique, mais qui s’adressent aussi à quiconque a subi toutes sortes d’abus.
À un moment dans le film, vous évoquez la relation de confiance qu'il a fallu développer avec ces hommes qui n'ont jamais parlé publiquement de leurs traumas. Est-ce vous pouvez nous en dire plus sur le travail pour y arriver?
J’ai commencé mes recherches à Cap-Pelé sans connaître personne et sans avoir de réelles portes d’entrée. J’ai donc appelé au bureau de poste de Cap-Pelé pour obtenir les adresses des habitants. Je leur ai envoyé une lettre leur expliquant qui je suis, ma démarche et ce qui m’était arrivé avec Vocation ménagère et pourquoi j’aimerais venir faire un film. Je spécifiais à quelle date je serais sur place et je laissais mon numéro de téléphone. Après des débuts compliqués, tout en continuant mes recherches, j’ai rencontré Bobby Vautour, qui est d’ailleurs dans le film. Il rêvait qu’un film soit fait sur le sujet ou qu’au moins quelque chose sorte de la vraie histoire. Il faisait partie des gens qui avaient décroché la pancarte à l’aréna. Il savait énormément de choses sur le sujet tant il avait rencontré de survivants qui s’étaient confiés à lui. Il mesurait l’ampleur du problème. Il m’a fait rencontrer Ola Cormier, qui est aussi dans le film, qui n’a pas été victime, mais qui a été très marqué par toute cette histoire. Ils ont été mes éclaireurs. Par la suite, j’ai eu quelques appels et très vite, j’ai rencontré les deux survivants de Cap-Pelé, qui sont pour moi des hommes extraordinaires, Victor ce hockeyeur dont la carrière a été brisée et Jean-Paul qui a été sous le joug des curés dès l’âge de sept ans puisqu’il était orphelin. Ces deux hommes ont vraiment été là dès le départ et ce sont eux qui m’ont mis sur la piste de Lowell Malais, autre protagoniste important de mon film. À partir de ce moment, on a passé beaucoup de temps ensemble, pas juste pour parler de leur parcours. Je savais que ce qu’ils avaient vécu était très grave, mais la vraie discussion, on l’a eue devant la caméra. D’ailleurs c’est comme ça que j’ai commencé le tournage. J’aime filmer sur de longues périodes, en documentaire du moins. On a donc commencé par ce qui était le plus dur pour moi et pour les hommes. Ce que j’ai compris alors c’est qu’ils n’avaient jamais parlé de leur histoire, ou très peu, même à leur famille. Je pense que le fait que je sois une femme, ça a créé une confiance supplémentaire. Tout s’est passé dans un grand moment de confiance.
Je me suis sentie responsable comme jamais d’aller au bout de ma démarche
Est-ce que la caméra a inhibé la parole ou l’a facilitée?
Je crois qu’elle l’a facilitée. Il y a toute une manière d’arriver à ça. Il y a une façon d’écouter. Perreault avait cette manière. Pour moi, le documentaire c’est de l’écoute. Comme une forme de modestie. Je savais que mon équipe, Philippe Lavalette à la photo et Simon Doucet à la prise de son, avait cette sensibilité et que l'on pouvait aller ensemble dans cette voie. J’ai compris l’importance du film. Je me suis sentie responsable comme jamais d’aller au bout de ma démarche. Parce qu’ils m’ont donné tout ça… Quand on dit que la parole libère… je l’ai vu. Et je le vois d’autant plus depuis la sortie du film au Nouveau-Brunswick à la réaction des survivants, de leur famille et des gens autour d’eux… Il s’est vraiment passé quelque chose. Lors de la plus récente projection que l’on a faite à Cap-Pelé, il y a deux semaines, une jeune femme est venue me voir. Elle est une nièce de Paul Goguen qui s’est suicidé. Elle n’a jamais connu son oncle, c’est une histoire un peu nébuleuse dans la famille… mais elle est venue me remercier en me disant qu’elle comprenait désormais des choses sur elle-même et sur sa famille, qui avait toujours été un peu rejetée par les autres à cause de toute cette histoire. Si le film sert à ça, c’est déjà très bien.
À noter que plusieurs films de Renée Blanchar, dont Vocation ménagère et Raoul Léger, la vérité morcelée, sont accessibles en visionnement intégral sur le site de l’Office national du film du Canada.
Entrevue réalisée à Montréal, le 20 septembre 2021
Photo d'en-tête et portrait de la cinéaste : Julie d'Amour-Léger