Bootlegger: entrevue avec Caroline Monnet
Jeudi, 7 octobre 2021
Bootlegger de Caroline Monnet sort en salle demain, vendredi 8 octobre. Nous nous sommes entretenus avec la réalisatrice et coscénariste, qui près de deux ans après le début du tournage, nous avouait en préambule être très curieuse de voir le film dans une salle avec du public. Ce n'était jamais arrivé avant l’ouverture du Festival du cinéma de Montréal, mercredi dernier. « Je vais voir comment je vais me sentir après tout ce temps, ajoute t-elle. Je crois que l’on n’est jamais vraiment satisfait de ce que l’on a fait, et en plus, on est déjà ailleurs, dans sa tête, dans ses projets... »
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Au visionnement, on constate la rupture de ton et de style par rapport à vos courts métrages précédents. Pouvez-vous nous parler de l’étincelle qui a donné naissance à ce film?
Par la force des choses, je me suis retrouvé à faire ce premier long. Je n’ai jamais fait mes courts en pensant un jour passer au long. Je suis une artiste et je veux m’exprimer, et tous les médias sont bons pour le faire. Le format long s’est imposé à moi naturellement et comme c’est un nouveau défi, j’ai embarqué tout de suite! Ça me mettait à l’extérieur de ma zone de confort, donc pourquoi ne pas le faire. L’idée de devoir écrire une histoire était très excitant aussi.
Le projet a vraiment démarré comme un concept. L’idée d’explorer un personnage de « bootlegger » dans une communauté. À l’époque [en 2017, NDLR], je lisais beaucoup de nouvelles traitant de communautés qui faisaient des référendums sur la prohibition. C’était presque un débat de société que je trouvais vraiment intéressant à approfondir. En même temps, on en était au débat sur la légalisation de la marijuana au Canada. C’est toujours intéressant d’utiliser comme fond d’histoire ce genre de débats qui divisent et qui polarisent autant. J’aimais ça et je trouvais ce sujet très adapté pour parler de la loi sur les indiens qui est encore en vigueur aujourd’hui. À quel point rien n’a changé et quelles sont ces lois paternalistes qui nous gouvernent encore. C’était une belle porte d’entrée. Le film parle de cette tutelle sous laquelle nous sommes encore. Cela n’a aucun sens qu’on en soit encore là aujourd’hui. Comment se fait-il que mon grand-père ne pouvait pas prendre un verre de bière. C’est aberrant! Il ne peut pas voter, il ne peut pas avoir une éducation, il ne peut pas sortir de la communauté, il ne peut même pas se faire représenter par un avocat.
Comment s’est passé le travail d’écriture du scénario, que vous signez avec Daniel Watchorn?
Avec Daniel, on a déjà beaucoup travaillé ensemble. On a une belle complicité professionnelle. Daniel vient plus du milieu de la musique et moi des arts visuels. Donc on a développé une manière de travailler intéressante. Quand on travaillait les scènes, lui il m’amenait de la musique et moi j’amenais les images. On se parlait d’abord de l’ambiance de la scène, les mots n’arrivaient qu’après. C’est une approche un peu différente de l’écriture traditionnelle. J’ai bien aimé travailler comme ça, de manière plus immersive : couleurs, images et musique.
C’est un projet de longue haleine... je suis bien contente de pouvoir fermer la boucle.
Parlez-nous de votre héroïne, la jeune Mani dont le retour dans sa communauté semble la troubler un peu. Y aurait-il un peu de vous dans ce personnage?
Je pense qu’on met toujours un peu de soi dans nos histoires et nos personnages. Le fait d’aller tourner dans la communauté de ma mère était comme un retour pour moi aussi. Je n’ai pas grandi là-bas, je n’ai pas connu cette réalité là. Mais il y a une volonté à se rattacher à ses racines, de comprendre d’où l’on vient pour mieux savoir où l’on s’en va. Il y aussi cette idée de déracinement par la langue. La famille de ma mère est anglophone, mais j’ai grandi en français à cause de mon père. Donc cette réalité des trois langues, français, anglais, algonquin, je l’ai un peu connue. Cette barrière de la langue fait partie du détachement envers sa culture.
Le fait de retourner dans votre communauté pour tourner vous a t-il apporté quelque chose de particulier en tant qu’artiste et cinéaste?
En tant qu’artiste, je pense que c’est plus dans les structures, dans le comment faire les choses. J’ai trouver ça compliqué d’amener une équipe de tournage québécoise dans la communauté. Je pense que les structures de production en place actuellement ne sont peut-être pas forcément adaptées à la réalité de la communauté. Le rythme n’est pas le même, les façons de faire ne sont pas toujours les mêmes non plus. Dans mon cas, dans ma façon de vouloir produire mes œuvres, il y a peut-être des modèles différents à explorer… il va falloir les trouver, mais ce tournage m’a fait réaliser qu’il y a certaines choses que je ne veux plus faire comme ça…
… Par exemple?
Ce côté très carré qui freine la spontanéité, qui freine aussi la créativité. C’est sûr que mes œuvres antérieures sont plus expérimentales, ou plus documentaires. Là, on parle d’une fiction, avec des budgets, des balises à suivre. Et c’est bien important, mais est-ce qu’il n’y a pas moyen d’assouplir un peu tout ça pour faire place à la spontanéité et à l’exploration avec les acteurs. On a tourné sur très peu de jours il est vrai [24, NDLR]. Tout a été très condensé. Cela dit, j’ai appris énormément avec ce film. Je n’ai pas fait d’école de cinéma; juste des courts métrages autodidactes. Ce premier long, je dois vraiment l’approcher comme une école. Et cela m’a vraiment donné envie d’en faire un deuxième pour appliquer ce que j’ai appris.
Parlez-nous de la nature que vous montrez abondamment à l’aide d’images prises par des drones.
Dès le départ, il était essentiel que le territoire devienne un personnage au même titre que les autres. Il peut gronder, il peut être dangereux et il peut inspirer la méfiance. Mais il peut aussi se lamenter, pleurer, crier… C’est comme un battement de coeur qui vit au rythme des saisons. C’est quelque chose de vivant.
Dans Bootlegger, on parle du passé, certes, mais avec ce choix de l’autodétermination, on se projette aussi beaucoup dans le futur.
C’est quelque chose qui revient dans toutes mes œuvres. Regarder le chaos du passé dans le but de se projeter vers l’avenir. De ne pas oublier ce qui s’est passé, mais d’essayer de passer au travers de ces cycles de victimisation pour pouvoir avancer ensemble. Et cela, c’est autant dans mes œuvres en art visuel que dans mes films. Cela se traduit aussi dans mes personnages, qui sont souvent dans une quête, un voyage qui les fait avancer.
Le film a été tourné dans la communauté de Kitigan Zibi. En quoi les résidents ont-ils influé sur la production et sur le tournage?
On était des invités chez eux. Ce sont leurs décors, leurs maisons. Beaucoup d’extras, c’est eux. Des acteurs aussi, comme les trois jeunes ou le grand-père. On avait un producteur associé qui venait de là-bas. Il y a eu tout un protocole à suivre. Je suis allée rencontrer le conseil des aînés. Je suis allée me présenter et présenter mes parents, mes grands-parents, mes arrière grands-parents, etc. il fallait qu’ils sachent qui je suis pour qu’ils me reconnaissent. Qu’ils acceptent mon projet aussi. Après qu’ils aient accepté, je suis allée me présenter au conseil de bande. C’est normal de faire comme ça. J’ai aimé ça. Il faut que ce soit une vraie rencontre. On ne peut pas aller là-bas, prendre, faire notre truc et puis partir. Il y a eu aussi une lecture de scénario. Dans la scène où elle [Pascale Bussières, NDLR] va vendre de l’alcool au grand-père, il la traite d’un certain nom. Au départ, j’avais mis un autre terme, mais ils m’ont dit 'non, non, tu ne peux pas dire ça parce que c’est une entité mythologique très importante, ça va peut-être mettre certains anciens inconfortables'. Donc, il y a des petits ajustements, mais tout ça c’est normal… C’est drôle parce que l’on a écrit en français, puis on devait traduire certains passages en anglais pour la communauté. On a tourné en trois langues, et ce « lost in translation » a créé quelques situations assez comiques. On a même trouvé de belles choses! Parce que l’algonquin est une langue qui a d’autres perspectives sur le monde. La scène où elle va vendre de l’alcool au grand-père n’est pas écrite comme ça sur papier. L’idée est restée la même, mais les mots employés et l'interprétation changent. Donc oui, il y a eu une influence au niveau de certains dialogues.
Entrevue réalisée à Montréal, le 23 septembre 2021