Beans : entrevue avec la productrice Anne-Marie Gélinas
Vendredi, 2 juillet 2021
Le long métrage Beans, que nous vous avions présenté en clôture de la dernière édition des RVQC, sort en salle ce vendredi, le 2 juillet. Réalisé par Tracey Deer sur un scénario qu'elle cosigne avec Meredith Vuchnich, le film relate le passage à la vie adulte d’une jeune fille mohawk de douze ans, alors qu’elle se retrouve confrontée aux événements de la crise d’Oka, qui ont déchiré le Québec pendant 78 jours au cours de l’été 1990. Nous nous sommes entretenus avec Anne-Marie Gélinas, productrice du film, afin qu’elle nous parle de la genèse et de certaines particularités liées à la conception de cette œuvre émouvante qui s’inscrit dans une actualité sensible dont il est important de parler.
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Pouvez-vous nous résumer votre rencontre avec Tracey Deer et la genèse de ce projet qui a pris plusieurs années à se faire.
Effectivement, Tracey et moi avons travaillé pendant huit ans en développement de scénario et en financement. J’ai rencontré Tracey avant qu’elle commence les cinq saisons de Mohawk Girls, série qui a eu beaucoup de succès sur APTN. Donc c’est certain que notre travail a été saupoudré à l’intérieur de ses autres obligations professionnelles. Mais, cela a été très bénéfique pour le projet, car il a été très difficile à écrire étant donné qu’il est très personnel pour elle. Elle a vécu certains des événements que l’on a mis à l’écran. D’autres, ce sont des histoires qu’elle a recherchées ou qu’elle s’est fait raconter par la communauté mohawk. C’était très difficile de tout mettre à l’écran. Aussi, nous nous sommes rendu compte que nous ne voulions pas faire un film sur la Crise d’Oka. Nous voulions surtout faire un film sur une petite fille qui vit la Crise, mais qui vit aussi sa crise à elle, celle de l’adolescence. Une fille qui a plein de choses à vivre, mais qui doit se débattre et trouver sa propre personnalité à travers tout ça.
Pourquoi avoir privilégié cette approche?
Pour plusieurs raisons. D’abord parce que c’était la vision de Tracey. C’est comme ça qu’elle le voyait. Elle-même avait douze ans au moment des événements. Elle a vécu la scène centrale du film, celle où elle est dans l’auto juste après avoir traversé le pont Mercier et où elle se fait lapider alors que la Sûreté du Québec ne fait strictement rien. Tracey était dans l’auto, sa sœur était en arrière… Lorsqu’elle m’a raconté cette scène, j’étais bouleversée. Il faut comprendre ce que c’est que de vivre ça de l’intérieur. Parce que les gens ne comprennent pas. J’avais beau vouloir être du soi-disant bon côté de la barrière, en tant que Blancs, on ne comprend pas ça. Nous avons donc fait en sorte que ce moment-là soit le coeur de notre histoire. Mais c’était aussi important de garder un équilibre en montrant une vie de famille, un quotidien comme celui de toutes les autres familles. Les Autochtones ne se voient pas à l’écran avec des choses comme ça, des vies de famille positives. Souvent, ce que l’on voit des Autochtones dans les médias c’est très négatif. Il était donc très important pour Tracey de ramener ça au jour le jour, et de voir ce que cela voulait dire. C’était normal pour elle de parler au « je ». Et il y a encore plein d’histoires à raconter, sur la Crise d’Oka, en tant que Mohawk ou comme Autochtone. Et nous, on devrait les écouter.
Ce film traite de sujets encore douloureux. Du point de vue de la production, est-ce qu’il a nécessité une approche particulière concernant, notamment, la distribution des rôles, le tournage?
D’abord, comme productrice, je prends tous mes films comme des nouvelles réalités. À chaque fois, je me pose des questions sur ce dont on aura besoin. Et oui, pour Beans, nous avions des besoins très spécifiques. Entre autres, la distribution des rôles d’enfants. Ce sont eux qui portent l’histoire, et ce fut tout un défi! On a trouvé Rene Haynes, directrice de casting qui venait de faire d’autres projets avec des jeunes Autochtones. Elle a un bassin énorme de comédiens. Or, il était impossible de trouver tous les personnages juste dans la communauté Mohawk. Avec Maxime Giroux, de Montréal, nous avons fait un casting pancanadien pour tous les adultes, et avec Rene on a cherché tous les enfants. Pour les adultes, nous avons fait des auditions traditionnelles, avec des visionnements de démos et des rencontres. Pour les enfants, nous avons réduit la centaine de candidats potentiels à une vingtaine. Nous les avons emmenés à Toronto pour deux jours d’ateliers de jeu, pour qu’ils apprennent à jouer, écouter les directions et apprendre à improviser. À la fin des deux jours, nous avons fait des auditions filmées avant d’arrêter notre choix. Nous avons été très chanceuses de trouver des comédiens avec une telle chimie.
En raison d’un sujet aussi douloureux, avez-vous eu des défis particuliers pendant le tournage?
En effet! Il y a eu beaucoup de groupes de discussion qui permettaient de prendre le temps de nous parler lorsque le besoin était présent. Sur le plateau, au début du tournage, nous avons aussi fait appel à la coach que nous avions à Toronto, dans le but d’égaliser le jeu des jeunes acteurs, de conserver une même énergie et surtout, qu’ils se sentent bien dans tout ça. Parce qu’il faut que ce soit pour eux une expérience positive, parce que c’est très délicat à jouer ce matériel. Aussi, pour les scènes les plus difficiles, nous avions ce que l’on appelle une coordinatrice d’intimité. C’est un nouveau rôle qui je l’espère va être nommé à l’UDA et à l’ACTRA, que l’on peut voir comme un coordonnateur de cascades. Un coordinateur d’intimité va venir en répétition avec les comédiens pour décortiquer la scène de violence, verbale, physique ou sexuelle, et va travailler par étapes pour arriver à donner une méthode pour entrer dans la scène. Sur le plateau de Beans, c’était des « high five ». On entre dans la scène, on joue, on quand on a fini, on fait le « high five », on sort de la scène. C’est fini. On prend un temps d’arrêt. Cette technique, c’est un moyen de délimiter ce qui est vrai de ce qui est le jeu d’acteur.
Dans certaines scènes, comme celle des roches, on a fait entrer une psychologue spécialisée en chocs post-traumatiques et deux travailleuses sociales qui venaient de Kahnawake et qui connaissaient donc bien la communauté, les drames vécus et les séquelles qu’ils ont laissés. Donc pour ces scènes, on tournait, on attendait, on reprenait notre souffle et entre les prises - on en a fait trois ou quatre -, les travailleuses sociales et les psychologues allaient parler avec les comédiennes, puisque c’était surtout des femmes qui conduisaient. Or, ces comédiennes, soit elles avaient vécu la Crise, soit elles avaient une sœur, une mère ou une tante qui l’avait vécue. Elles nous ont avoué à la fin qu’elles avaient réussi à dédramatiser la charge émotionnelle en revivant la scène. Comme si elles avaient réussi à revoir l’événement et à le faire sortir d’elles pour qu’il ne soit pas aussi proche et qu’il ne fasse pas aussi mal. C’était tellement beau! On a fait très attention à nos comédiens. C’était douloureux, et le résultat n’est pas facile à regarder, mais il faut le voir. Il faut se raconter ces histoires-là.
Croyez-vous que des oeuvres comme Beans peuvent être utiles pour rebâtir les liens entre les communautés?
Je l’espère. C’est en tout cas la vision, le but ultime de Tracey. Vous avez la dernière séquence d’archives que l’on met à la fin du film. On voit qu’il y a des Blancs qui étaient du côté des Autochtones. Oui, il y en avait qui étaient en maudit et qui protestaient, mais il y en avait aussi qui se faufilaient dans les forêts pour aller donner de la nourriture aux Mohawks. C’est le temps aujourd’hui de revenir là et d’écouter. Il faut passer par ces choses qui vont faire mal. Je crois que c’est comme ça qu’on va parvenir à rebâtir les ponts.
Entrevue téléphonique réalisée par Charles-Henri Ramond, le 29 juin 2021.
(Image d'en-tête: Kiawentiio et Rainbow Dickerson dans le film Beans)