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Falardeau: le droit à la colère

Mercredi, 25 septembre 2019

Georges Privet, critique de cinéma (Radio-Canada, Mediafilm) et auteur de la série « Cinéma québécois » diffusée sur Télé-Québec, est un grand connaisseur de la filmographie de Falardeau, avec qui il a eu l’occasion d’échanger à de nombreuses reprises. Nous lui avons demandé de nous présenter quelques traits marquants de l’oeuvre du cinéaste.

"Je ne sais pas si Falardeau était un «grand cinéaste», nous dit-il, mais je sais que c’était un cinéaste essentiel, fondamental, terriblement nécessaire à notre cinéma et au Québec d’aujourd’hui. Pourquoi? Parce qu’il a cherché à redonner une mémoire à un peuple amnésique, au milieu d’une culture qui ne creuse plus la mémoire mais l’oubli. Parce qu’il s’est battu pour filmer ce que peu de cinéastes de fiction ont filmé depuis vingt-cinq ans: l’héritage de la colonisation, la permanence de l’exploitation, le droit à la colère, à la haine, à la révolte. Parce qu’il a agi, tant par son œuvre que par sa personne, comme un révélateur, exposant clairement les censures, les limites et les paradoxes de son époque, en filmant ce que peu de gens osent encore filmer au Québec. Falardeau était un passionné de boxe, et ce n’est pas un hasard. Il voyait la vie comme un combat, où l’important était la lutte, pas l’issue du match. C’était un homme combatif, spontané et transparent, un hyper-sensible qui éprouvait profondément, comme une blessure animale, des réalités qui semblent souvent abstraites aux autres: la douleur des ancêtres, la souffrance de leurs descendants, les injustices passées et présentes, la difficulté de réveiller un peuple aveugle à son aliénation, à son anéantissement, à sa résignation"

"Pendant une de nos nombreuses entrevues, il m’a dit une chose qui m’a profondément marqué: « Une mise en scène, c’est pas juste découper une séquence; avant d’arriver là, t’as déjà découpé le réel dans ta tête. » Comme beaucoup de choses que disait Falardeau, cette phrase était apparemment simple, presque banale. Et pourtant, elle exprimait une vérité qu’on oublie souvent et qui est au cœur de son cinéma; au-delà de la censure politique qu’il a rencontrée toute sa vie, c’est la manière même dont Pierre «découpait le réel» qui posait problème. Parce qu’il cherchait à rendre visible ce qu’on ne voulait pas, ou ne pouvait plus, voir. Il aimait les histoires qui cristallisent des conflits historiques, qui rendaient soudainement les choses visibles, claires, évidentes… Ses histoires, qui étaient aussi les nôtres, il les trouvait dans les huis clos du Beaver Club, de la rue Armstrong, de la Prison du Pied-du-Courant. Des histoires comme il les aimait: simples (mais pas simplistes), exemplaires (mais jamais citées en exemple), rectilignes (comme le parcours qui sépare le condamné de son exécution) et implacables (comme le sont fatalement la vie et la mort)."

"Pierre aimait beaucoup rire, et ses films reflétaient sa passion pour l’humour, qui était, pour lui, non seulement un besoin, mais un instrument de combat particulièrement puissant. J’ai toujours vu ses trois Gratton comme aussi importants que ces drames pourtant plus acclamés. Pour moi, les Gratton forment une trilogie de l’aliénation, par opposition (et en complément) à sa trilogie du combat (Le Party, Octobre, 15 février 1839). Cette trilogie de l’aliénation participait à une même lutte, illustrait l'autre facette d'un même Québec, hésitant entre liberté et asservissement, que Falardeau se plaisait à filmer, autant dans ses rares sursauts révolutionnaires (la révolte des Patriotes, un party de prisonniers, la Crise d’octobre 70) que dans le somnambulisme permanent de sa résignation quotidienne (qui est évidemment le vrai sujet des trois Gratton). Le fait que ces trois films aient fait l’objet d’éreintements presque sans précédent, quasi parodiques, et aient été décrits par tant de critiques comme « insignifiants » me semble à la fois troublant et révélateur, car on aurait bien du mal à trouver dans le cinéma québécois des trente dernières années d’autres films (comiques ou pas) qui aient osé examiner une seule des questions importantes que ces trois films abordent de front; de la privatisation outrancière de l’espace public à la convergence des empires médiatiques, du placement de produits à l’information spectacle, en passant par notre légendaire flou identitaire de « Québéco-Canado-Français-Américains du nord français »? Son dernier film se terminait par l’image d’un Québec submergé par un océan de merde, et je me demande bien ce qu’il penserait de son pays, 10 ans après sa mort."

"Personne n’a pris sa place, et personne ne poursuit vraiment, malheureusement, son œuvre. Il me manque beaucoup…"

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