Un court métrage d’animation québécois à Cannes
Mardi, 17 avril 2018
Vous étiez nombreux à avoir découvert le film d’animation Le sujet lors de sa présentation en première mondiale à la soirée d’ouverture des Rendez-vous Québec Cinéma. Présenté quelques jours plus tard à Regard, le film du saguenéen Patrick Bouchard aura droit aux honneurs de la Croisette puisqu’il a été choisi parmi plus de 1600 films pour faire partie de la sélection officielle de la 50e Quinzaine des réalisateurs!
Organisée par la Société des réalisateurs de films, cette section parallèle du prestigieux Festival de Cannes se tiendra du 9 au 19 mai 2018. Patrick Bouchard prendra part à cette manifestation internationale pour la première fois. Voici donc une sélection prestigieuse qui confirme la force de l’animation québécoise pour ce film produit par l’ONF qui sera également projeté lors du prochain festival d’Annecy, haut lieu de l’animation en Europe.
Il s’agit pour l’Office national du film du Canada d’une seconde présence consécutive à Cannes.
Pour sa cinquième collaboration avec l’ONF, Patrick Bouchard propose une animation en volume à partir d’un corps-marionnette grandeur nature. Il s’agit de son film le plus personnel, pour lequel il signe en plus la musique. Ce court métrage est d’abord et avant tout une expérience viscérale, qui s’est écrite tout au long de sa production sur une période de deux ans. Les images, par leur force et leur portée symbolique, suscitent l’émotion, bouleversent et saisissent. Le sujet est une quête de l’invisible en nous, une véritable mise à nu.
Originaire de Chicoutimi, Patrick Bouchard fait ses études à l’Université du Québec à Chicoutimi, où il réalise un premier film de marionnettes, Jean Leviériste. Il remporte le Jutra du court métrage d’animation avec son premier film professionnel, Les ramoneurs cérébraux (2002). Inspiré d’une chanson des Colocs, Dehors novembre, qu’il termine en 2005, est de nouveau primé aux Jutra, nominé aux prix Genie et présenté en compétition à Annecy. Patrick Bouchard enchaîne avec un troisième film de marionnettes, Révérence (2007), en collaboration avec Martin-Rodolphe Villeneuve. En 2007, il réalise en 24 heures Talon d’argile, très court film dans lequel des figures d’argile sont soumises à des métamorphoses. Cette expérience est à l’origine de Bydlo, qu’il termine en 2012. C’est avec ce dernier qu’il remporte un troisième Jutra en 2013 pour meilleur film d’animation.
Entrevue avec Patrick Bouchard
D’un certain point de vue, Le sujet renvoie directement à votre premier film, Les ramoneurs cérébraux. Dans les deux cas, il s’agit d’entrer à l’intérieur du corps d’un artiste (un musicien dans Les ramoneurs cérébraux) pour libérer celui-ci. Est-ce un lien conscient ou inconscient ?
Au moment où j’ai pensé Le sujet, c’était inconscient, mais j’ai rapidement fait le rapprochement entre les deux films. Je m’attaque beaucoup au corps dans Le sujet, mais la tête demeure entière, elle n’est jamais explorée. À l’inverse, dans Les ramoneurs cérébraux, tout se passe dans la tête du personnage : les deux ramoneurs sont injectés dans son cerveau pour y mettre de l’ordre. En ce sens, les deux films sont complémentaires.
On entend souvent que les cinéastes font toujours le même film. C’est une boutade, mais il y a quelque chose de vrai là-dedans. Le corps, la manière dont il est le réceptacle de ce que nous sommes, la façon dont toute notre vie demeure en nous tant par la mémoire et par l’inconscient que par notre conditionnement, nos cicatrices et nos vieilles blessures : ce sont des questions qui m’animent.
La création semble être un motif important de votre travail. Bydlo est un film qui met en scène autant la genèse que la fin du monde. Dehors novembre est une chanson sur la mort d’un artiste… Qu’est-ce que créer, pour vous ?
Pour moi, créer est un état qui relève davantage de l’inconscient que du conscient. Lorsque j’essaie de rendre ma création trop cérébrale, de trop réfléchir, cela me paralyse. Mon moteur de création ne se situe pas au niveau de la pensée rationnelle, il est plutôt alimenté par une sorte de feu qui me prend dans le plexus solaire. C’est instinctif. C’est quelque chose de plus proche d’un état émotif. C’est de l’ordre du ressenti… Certains artistes peuvent fonctionner autrement, mais dans mon cas, la création passe par un état physique, je dois la sentir dans mon corps. Le rationnel et le conceptuel arrivent dans un deuxième temps.
Ça veut dire que parmi toutes les intuitions, parmi toutes les idées qui surgissent, certaines créent une forme d’excitation. Cette excitation, ou plutôt cette passion, est le carburant qui permet d’aller au bout de ces idées. C’est ce qui fait que l’animation n’est pas simplement un processus mécanique.
Pour faire fructifier cette excitation, il faut avoir de l’espace, un espace d’improvisation, un espace d’expression. Il faut des moments magiques, des plans qui permettent les envols créatifs… Quand tu suis un découpage très précis, cet espace a tendance à se raréfier. Quand le découpage est trop contraignant, il n’y a pas de place pour soutenir ce niveau d’engagement, surtout lorsqu’une production dure des années.
Pour Le sujet, nous avons mis en place un processus de production qui a permis de garder cette flamme, ce degré d’énergie… À la base du projet, il y avait ce moulage de mon corps, puis divers objets. Il fallait que le film jaillisse du corps.
Vous savez, il faut être obsessionnel, voire acharné pour se rendre au bout d’un film.
À quel moment avez-vous décidé de réaliser un moulage de votre propre corps pour Le sujet ?
J’ai eu la volonté de travailler à partir du moulage d’un corps il y a très longtemps. Bien avant ce projet de film, d’ailleurs. J’y pensais déjà il y a plus de quinze ans. Je crois qu’à l’origine de tout il y a le tableau Le vieux guitariste de Picasso. C’est une image qui m’habite depuis très longtemps, notamment parce que je suis fasciné par les mains. Je trouve ça très beau, j’aime la manière dont les mains bougent… J’avais le fantasme de créer le personnage de Picasso grandeur nature et de le faire jouer. Probablement parce que ce vieux guitariste est une projection de moi-même, parce que je me voyais à travers lui.
L’idée de mouler mon propre corps est venue ensuite, quand il a fallu décider quel serait ce corps et qu’il était devenu évident que ça ne pourrait pas être le personnage de Picasso. Ça m’a beaucoup questionné parce que le corps moulé qu’on voit dans le film est mon corps de quarante ans. Puisque j’ai mis deux années à faire le film, mon propre corps a continué de vieillir, il s’est transformé, tandis que le corps moulé est resté le même. Alors, la relation entre ce corps moulé et mon propre corps s’est elle-même transformée…
Le processus de création du film a fait que son déroulement a été influencé par le temps qui passait, par l’actualité, par l’état du monde. La seule chose qui ne change pas, dans Le sujet, c’est le corps moulé, qui reste le même bien qu’il soit découpé, bien qu’on fouille à l’intérieur de lui.
Pouvez-vous donner un exemple de l’influence de l’actualité sur le déroulement du film ?
Le plan qui montre un mur qui s’érige et vient bloquer l’accès au carrousel, puis les barbelés qui s’ajoutent au-dessus. Tout cela est directement inspiré par l’élection de Trump, par son obsession du mur entre les États-Unis et le Mexique ainsi que par la situation en Palestine.
Vous dites que vous avez travaillé sans scénario contraignant. Votre inspiration ne s’est toutefois pas limitée à l’actualité. Qu’en est-il des objets qu’on voit dans le film et qui deviennent la matière de l’animation ?
Avant même le début du tournage, mon collaborateur Dany Boivin et moi, nous nous sommes lancés dans une collecte d’objets. J’ai notamment acheté des paniers d’objets métalliques dans des marchés aux puces. C’est d’ailleurs comme ça que nous avons récolté les robinets qui forment le carrousel. Les objets offrent en eux-mêmes des réponses aux questions. Je trouvais ces robinets très beaux, j’en ai fait un carrousel parce que c’était une façon animée de les faire apparaître. Le robinet est un objet utilitaire, mais le carrousel est une mécanique servant au divertissement. Ce carrousel s’est retrouvé dans le bas-ventre du personnage, à la hauteur des organes sexuels… C’est donc devenu une construction métaphorique. Lorsqu’on arrive en montage, tout cela devient évident, mais au moment de le faire, c’était beaucoup plus instinctif.
Parmi les divers objets avec lesquels j’ai travaillé, il y avait un microscope et un projecteur de diapositives. C’est en faisant le lien entre ces deux objets que j’ai été amené à vouloir photographier mes propres fluides : mon sang, ma salive. Je me suis donc rendu à l’Université McGill et nous avons filmé cela en laboratoire. Les images projetées dans le film montrent donc mes propres liquides corporels. Tout cela ajoute à la cohérence de l’ensemble.
Et l’enclume ?
Je suis fasciné par les enclumes parce que ce sont des objets qui subsistent. Il peut y avoir des générations d’humains qui leur tapent dessus et les enclumes sont toujours là. Par rapport à nous, ce sont presque des objets éternels, indestructibles. Le poids d’une enclume est un poids qui reste, qui ne disparaît pas facilement.
Dans Le sujet, l’autopsie commence par une image religieuse forte, une sorte de décrucifixion alors qu’un gros clou émerge du pied du personnage.
La dimension religieuse est totalement inconsciente, c’est-à-dire qu’elle est intégrée dans mon bagage culturel d’une telle manière qu’encore une fois je n’ai pas besoin d’y penser pour y faire référence. Un objet aussi banal qu’un vieux clou de voie ferrée m’a amené à le faire sortir du pied, ce qui constitue une première libération pour le personnage. Pour le spectateur, ça devient vite le poids de la religion dont le personnage se défait, mais ce n’était pas quelque chose de prémédité.
Dans les faits, je me voyais mal commencer à découper le personnage. J’ai donc fait en sorte qu’il donne lui-même un signe : le clou sort de son pied malgré moi. Après cela, c’est plus facile de se mettre à découper la jambe.
Cette scène, à laquelle s’ajoute celle de l’enclume, m’amène à dire qu’il s’agit d’un film de libération. Ce n’est certes pas un film lumineux, mais à la fin, le corps est libéré et il prend vie.
Le sujet n’est pas un film à message. C’est une expérience. Le tournage du film était une expérience, et je voudrais qu’il en soit de même pour le spectateur.
Vous avez composé la musique du Sujet. Celle-ci joue un rôle très important dans vos films. Dehors novembre et Bydlo sont d’ailleurs des courts métrages essentiellement musicaux. Qu’est-ce que la musique pour vous ?
Une pièce musicale, ça fait naître des images. C’est comme ça que j’ai fait Bydlo.
La msique a toujours fait partie de ma vie. Ça m’a toujours suivi. J’ai voulu faire de la musique bien avant de vouloir faire du cinéma. Et je me suis beaucoup investi pour apprendre la guitare, pour composer… Je suis un musicien. Je n’en ai pas fait mon métier, mais je n’ai jamais cessé de faire de la musique.
Pour moi, la musique s’apparente beaucoup à l’animation. Parce que ça se construit par le rythme. Ce sont des pratiques qui fonctionnent sur le découpage du temps. La beauté de la musique par rapport à l’animation, c’est que la spontanéité y est davantage possible. Plus jeune, je m’intéressais beaucoup à la performance musicale tandis qu’aujourd’hui je suis à la recherche des combinaisons simples qui font jaillir l’émotion.
Pour Le sujet, tout le processus du film s’est orienté vers une mise à nu, vers une expression très personnelle. Ça aurait été difficile pour moi de travailler avec un musicien dans ce contexte. Il fallait que toutes les étapes soient en cohérence.
Le processus de réalisation du film était comme un saut dans le vide. C’était vertigineux et angoissant. Et quand j’ai fait la musique, cela a été aussi douloureux que de faire l’animation parce qu’il fallait que je lutte contre mon désir de livrer une performance, il fallait que j’accepte d’aller vers le dépouillement. Après coup, je trouve que la musique ressemble au film.
(source de l'entrevue : dossier de presse du film)