Entrevue avec Daniel Roby
Jeudi, 9 juillet 2020
Il y a une dizaine d’années, Daniel Roby pensait bien que l’histoire d’Alain Olivier et de Victor Malarek serait au cœur de son deuxième long métrage. Il a toutefois fallu attendre plus de dix ans avant que Target Number One (Suspect numéro un) prenne finalement l’affiche dans les salles de la province, après un tournage en Thaïlande, un changement de nom et un report en raison de la pandémie. Notre première question au cinéaste ne pouvait que faire un retour sur ces nombreuses années d’attente. « On ne contrôle pas ça, nous dit-il en riant. Après la peau blanche, j’avais envie pour mon deuxième film d’observer un élément social, un sujet sur le fonctionnement de la société, plus sérieux, un peu comme pour défendre une cause. Un peu comme George Clooney avec “Good Night and Good Luck”, ou Oliver Stone avec “JFK”. Et j’ai lu un article dans La Presse qui me donnait la piste. J’ai fait des recherches, et je me suis rendu compte qu’il y avait matière à faire un film canadien-anglais, un genre de "thriller" politique, comme « Les ordres » ou des films de Falardeau. Une façon de revisiter l’histoire comme on en fait très peu ici. J’ai écrit le scénario en 2008, avant de tourner « Funkytown ». Voilà pourquoi je pensais que ce serait mon deuxième film. »
Suspect numéro un relate les mésaventures d’un jeune québécois toxicomane qui se retrouve impliqué dans une opération policière en Thaïlande. Le film est inspiré de faits réels (la vraie histoire de Alain Olivier) et semble assez proche de l'idée que nous nous en faisons. Quelles ont été les libertés que le cinéaste et scénariste s’est accordées par rapport à la réalité? « Premièrement, au Canada, les créateurs ne sont pas protégés par la liberté d’expression, comme aux États-Unis les auteurs sont protégés par le premier amendement. Au niveau légal, au Canada, on est presque obligé de parler d’inspiration, plutôt que d’adaptation. Donc, pour que je puisse parler de cette enquête, j’ai sauté des étapes. L’enquête en réalité a duré deux ans. Donc j’ai du raccourcir certaines étapes. C’était important de garder cette liberté pour que cela se raconte comme il faut. Aussi, je voulais décortiquer un peu comment le mécanisme de prise de décision de la police et de voir comment ils en arrivaient à cette catastrophe. Je voulais extrapoler sur cet aspect là. Je ne voulais pas juste regarder l’enquête du point de vue du journaliste. J’ai changé les noms de tout le monde, j’ai changé les âges. Ce qui m’a permis d’aller au cœur de l’histoire. Je voulais avant tout observer le système, tout en posant la question : et si le journalisme d’enquête n’existait. S’il n’y en avait pas, certaines personnes auraient le pouvoir de te balayer en dessous du tapis assez facilement.»
Le journalisme est en effet au cœur du récit de Suspect numéro un, en la personne de Victor Malarek, figure reconnue du Globe and Mail et autres médias canadiens anglophones. « C’est intéressant en effet, confirme le cinéaste. D’ailleurs, j’ai pu constater que l’imbrication du contrepouvoir que constitue la presse dans la société a beaucoup changé depuis que j’ai commencé le film. La destruction des structures de financement des journaux s’est accélérée au cours des dernières années. Les faillites, les salaires de journalistes, d’où viennent les nouvelles, est-ce que la personne qui te donne l’information a la bonne formation et qui est derrière l’information?… Je ne pensais pas à ça lorsque j’ai commencé le projet. Moi-même, je ne réalise pas à quel point les journalistes d’enquête sont importants, même au Canada. S’il n’y avait pas eu Victor Malarek, Olivier serait mort en Thaïlande, c’est sûr! Ça m’a jeté à terre! Au début je pensais que c’était un sujet important, alors qu’aujourd’hui je me rends compte à quel point il est essentiel, parce que tout à coup c’est passé proche de disparaître. J’espère que le film servira à rappeler qu’il faut se battre pour que cela reste. Malarek vit son travail comme une vocation… en fait, c’est un peu lui le héros de l’histoire. Reste que le personnage de Daniel, c’est le personnage principal, mais il n’est pas juste victime, il a fait des choix. Je trouvais intéressant de le montrer en prison, dans un moment de réflexion, alors qu’il est en train de changer. Il refuse de poser des gestes qu’il aurait sans doute acceptés auparavant, parce que quand tu es « drug addict », tu es une autre personne. C’est en tout cas ce que j’ai retenu de mes entrevues avec Alain. »
Bien qu'il a déjà tourné à l’étranger, Daniel Roby n’a cependant jamais été aussi loin et jamais dans un contexte aussi différent que celui de la Thaïlande. Nous avons cherché à savoir quelles avaient été les principales contraintes de ce tournage. « Il y a eu deux choses qui ont été particulièrement difficiles. Premièrement, la distribution des rôles. Parce qu’il y a peu de comédiens qui parlent anglais et les acteurs ont tendance à jouer dans des « soap » un peu théâtraux. En termes de jeu, c’est difficile de les ramener dans le réel. Ça a été un peu épeurant. Mais quand j’ai trouvé les acteurs – et il n’y en a vraiment pas beaucoup –, qui parlent anglais et que l’on voit souvent dans des films américains, je les ai tout de suite réservés. L’autre problème c’était la chaleur! 45 degrés avec 90 pour cent d’humidité. C’était quelque chose. Sur place, tous les chefs de départements étaient québécois, soit une quinzaine de personnes. Les premiers assistants de chaque chef de département parlaient anglais, et comme ils ont l’habitude de tourner avec des équipes américaines, ils étaient très expérimentés, très bons, très professionnels. Mais leurs équipes en dessous d’eux ne parlaient pas l’anglais, donc, on s’adresse à notre premier assistant, qui lui après communique avec son équipe. Un peu comme si tout le monde avait son propre interprète. »
Le film a été tourné dans une prison qui n’est pas celle où Alain Olivier était gardé, puisque les bâtiments où il était interné sont interdits aux caméras. Il aurait été inconcevable de refaire les décors, mais fort heureusement, l’équipe a déniché un établissement pénitentiaire abandonné à 1h30 de Bangkok, dont une des ailes ressemblait au lieu réel. Le cinéaste nous parle de providence pour désigner cette trouvaille. Daniel Roby avait en effet le plus petit budget de sa carrière hormis La peau blanche, mais c’est le film pour lequel il disposait du plus de jours de tournage, 43 au total, dont environ la moitié au Canada. « On a travaillé en petite équipe pour réduire au maximum les frais de voyage, nous dit-il. On a tourné sans éclairage de cinéma, avec des lumières naturelles ou intégrées dans les décors. En Colombie-Britannique, on a tourné à notre retour de Bangkok, à très petite équipe, comme on tourne un documentaire. Et au Québec, on a réduit l’équipe d’à peu près la moitié. Le fait que les salaires des Thaï étaient moins élevés nous a beaucoup aidé, mais d’un point de vue budgétaire c’était tout un défi.»
Entrevue réalisée par téléphone, le 29 juin 2020.
(Photo d'en-tête : Jim Gaffigan (g.) et Daniel Roby (c.) en tournage pour Target Number One - Courtoisie Les Films Séville)